France Soir - 14/03/2010
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Alors que Nicolas Sarkozy vient de recevoir son homologue arménien, Serge Sarkissian, la Turquie refuse toujours de ratifier l'accord avec l'Arménie et continue de nier le génocide arménien.
Le 4 mars 2010, la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine a adopté une résolution reconnaissant le génocide arménien. Peu après, ce fut au tour du Parlement suédois. Depuis la résolution de 1987 du Parlement européen et l'adoption par la France, en 2000, d'une première loi reconnaissant ce génocide, nombre de pays ont fait de même, dont la Pologne, le Canada, la Suisse…
Rappelons que le génocide arménien, le premier du XXe siècle, qui inspira Hitler pour perpétrer celui de 6 millions de Juifs, fut orchestré par le gouvernement ottoman entre 1915 et 1917. Les historiens, les Nations unies et un tribunal international constitué à la fin de la Première Guerre mondiale l'ont reconnu, ont condamné les coupables et évalué le bilan à 1,5 million de victimes.
Casus belli
Etrangement, si l'Empire ottoman reconnut les faits, la Turquie moderne, kémaliste, laïque et pro-occidentale, les a toujours niés. Et l'actuel gouvernement turc islamo-conservateur, candidat à l'Union européenne, continue de combattre sévèrement, tant en Turquie (par des lois) qu'à l'étranger (chantage économique et pressions diplomatiques), ceux qui reconnaissent le génocide. C'est ainsi qu'Ankara a rappelé ces jours-ci les ambassadeurs des Etats-Unis et de la Suède afin de protester contre les reconnaissances votées dans ces deux pays, véritables casus belli. Si la Turquie refuse obstinément l'évidence, c'est non seulement en vertu d'un orgueil nationaliste d'un autre âge et de son arsenal législatif, mais aussi pour des raisons géopolitiques : les vraies frontières de l'Arménie, telles que promises par le traité de Sèvres de 1920 (jamais appliqué), devraient inclure une partie de l'actuelle Turquie de l'Est, berceau des Arméniens (mont Ararat) d'où ils ont été chassés, quand ils n'y ont pas été exterminés par les Turcs et les Kurdes (qui revendiquent un Etat sur le même territoire).
Conditions préalables irréalisables
Pour les Turcs donc, reconnaître le génocide arménien, comme le font de rares intellectuels turcs persécutés tel Cengiz Aktar, impliquerait des dédommagements et des revendications territoriales arméniennes, puis kurdes (effet domino). Bref, un « démantèlement » de la Turquie. D'où le fait qu'Ankara refuse de ratifier les accords turco-arméniens hâtivement salués par l'UE d'ailleurs… La Turquie pose en effet des conditions préalables irréalisables : silence sur le génocide et concessions sur le Haut-Karabakh (région peuplée d'Arméniens cédée par Staline aux Azéris et reconquise dans les années 1990 par les Arméniens, puis revendiquée par l'Azerbaïdjan, allié turcophone d'Ankara). D'où aussi la volte-face de Barak Obama, qui, pour calmer l'allié turc irascible, a dû bloquer le vote au Congrès de la résolution sur le génocide. Le chantage comprenait aussi la menace de ne pas ratifier l'accord turco-arménien, et donc de maintenir l'Arménie asphyxiée économiquement par l'embargo turc qui l'empêche d'exporter ses produits à l'étranger.
Il est clair que de tels comportements (dont l'occupation-colonisation du nord de Chypre ou la violation des frontières de la Grèce par l'armée turque alors qu'Ankara revendique les îles de la mer Egée) s'opposent aux valeurs démocratiques de l'Europe. Plutôt que d'accuser les Européens d'empêcher l'adhésion turque à l'Union européenne, les dirigeants turcs, confrontés à leur dilemme récurrent (*), doivent être plus conséquents : s'ils refusent les règles du jeu européen, alors l'UE ne leur convient pas. Mais ils ne peuvent pas réclamer le beurre et l'argent du beurre. Ce qui n'empêche pas un partenariat privilégié, tel que proposé par Nicolas Sakozy et Angela Merkel, seule solution géopolitiquement cohérente.
Alexandre Del Valle
(*) Le Dilemme turc, ou les vrais enjeux de la candidature d'Ankara, d'Alexandre Del Valle, éd. Les Syrtes, 2006.