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Discours prononcé par Hilda Tchoboian, présidente de la Fédération Euro-arménienne au Musée nationale de Céramique, dans la salle où fut signé le traité de Sèvres, le 10 Août 1920.
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Monseigneur, Monsieur le Député, Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs les élus de la République, Mesdames et Messieurs les Représentants des Associations arméniennes, kurdes, chypriotes et grecques,
Mesdames Messieurs,
Je remercie mon ami Antoine Bagdikian, Président de l'association des Anciens Combattants et Résistants arméniens, pour avoir associé la Fédération Euro-arménienne à cet anniversaire de la signature du traité de Sèvres, cet événement majeur qui a marqué le changement du cours de l'histoire du peuple arménien, et celui des autres peuples, soumis par l'Empire ottoman depuis un demi millénaire.
La Fédération a pris la suite de la Délégation de l'Arménie indépendante à Paris, lorsque celle-ci a cessé d'exister dans les années 60. Jusque là, elle avait maintenu une activité diplomatique en présentant des mémorandums sur les revendication de justice du peuple arménien aux organisations internationales. Aujourd'hui la Fédération continue ce travail diplomatique dans les instances européennes.
Dans la soirée du 10 Août 1920, Avétis Aharonian qui venait de signer le Traité au nom de l'Arménie indépendante, écrivait dans ses notes ces mots tout- simples : « C'est le jour le plus heureux de ma vie . Mon combat, ma révolte, ma souffrance et les espoirs nourris durant trente années de ma vie sont couronnés d'une glorieuse victoire ». En effet, le Congrès des Etats alliés venait de déclarer l'Arménie libre, indépendante et unifiée.
Et on peut imaginer le bonheur incommensurable de cet intellectuel que la quête de la liberté avait conduit à prendre sa part de responsabilités dans la destinée politique de l'Arménie indépendante éphémère.
Avetis Aharonian était le prophète de la libération de son peuple réduit au statut inférieur d'« infidèles » sous le joug et l'oppression, mais aussi le chantre des abîmes du malheur de son peuple dont le sang a coulé à flots sur ses terres ancestrales, puis dans le désert syrien où la solution finale des bourreaux l'attendait. Des massacres de masse transformés en quelques décennies en projet d'extermination, en projet de génocide.
Ce 10 Août, dans cette salle où nous nous trouvons, a été scellé l'acte de la résurrection de la nation arménienne. Désormais, le peuple arménien, soumis jusqu'en 1908 au statut de dhimmi, d'infidèle protégé, était autorisé à constituer un Etat dont les frontières devaient être définies par un arbitrage du Président américain Woodrow Wilson.
Dans l'espace proche, le Traité de Sèvres donnait aux Kurdes une autonomie locale et autorisait la population kurde à adresser au Conseil de la Société des Nations une demande d'indépendance. Il s'agit là, du seul document jamais obtenu par les Kurdes leur garantissant le droit à un Etat indépendant.
Quant aux Assyro-Chaldéens, leurs espoirs furent déçus ; car en dépit des promesses et des propositions françaises et anglaises garantissant leur indépendance, dès la Conférence de San Rémo il fut décidé qu'ils « jouiraient de garanties pour leur protection comme les autres minorités ethniques ou religieuses de la Turquie, à l'intérieur du Kurdistan autonome ».
Ce traité a apporté une réponse à quelques questions fondamentales pour la viabilité du peuple arménien, et qui sont encore d'actualité aujourd'hui :
La question de la reconnaissance du génocide, celle de la punition de ses responsables et des réparations qui en découlent, et enfin, celle de la responsabilité de l'Etat turc, par le principe de la continuité des Etats à travers la succession des gouvernements et régimes.
En effet, trente ans avant l'invention du concept de génocide par Raphaël Lemkin, dans une déclaration en date du 24 mai 1915, la France, la Grande Bretagne et la Russie ont conclu que les massacres des Arméniens étaient des crimes contre l'Humanité et la Civilisation ( la formule employée était « crimes de lèse Humanité »). La déclaration stipulait que l'ensemble des membres du gouvernement turc serait tenu pour responsable devant les alliés, au même titre que les criminels auteurs des massacres.
Cette déclaration a trouvé sa déclinaison juridique dans le Traité de Sèvres, qui a confirmé la nature criminelle des massacres selon le droit international, puis a obligé le gouvernement turc à remettre aux Alliés les dirigeants responsables de ces crimes, afin de les traduire en justice devant une cour internationale.
Par l'article 144, le traité obligeait le gouvernement turc d'annuler la loi de 1915 dite « des propriétés abandonnées » qui autorisait l'Etat à confisquer les biens et propriétés des déportés. Le Traité prévoyait la restitution des propriétés meubles et immeubles à leurs anciens propriétaires survivants, alors qu'il préconisait de les remettre à la communauté arménienne lorsque le véritable propriétaire était décédé sans laisser d'héritiers.
La souveraineté ottomane a aussi été limitée par les dispositions du traité pour la protection des minorités, qui forment une véritable constitution des droits de l'Homme, du Citoyen et des minorités en Turquie.
Contrairement à une idée répandue, le Traité de Sèvres n'a pas été annulé par le Traité de Lausanne trois ans plus tard. Il s'agit en fait de deux documents distincts dont non seulement les parties signataires mais les questions auxquelles ils répondent sont également différentes.
Le Traité de Sèvres devait mettre fin à la Première guerre mondiale et de faire la paix entre les forces alliées principales, les forces alliées et la Turquie.
Le but du Traité de Lausanne était de mettre fin à un état de guerre entre les hautes parties contractantes, et le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie, qui n'était pas le gouvernement turc.
Par le Traité de Lausanne, Mustapha Kemal n'a pas été reconnu comme le représentant légal de l'Etat turc, mais comme le représentant d'une force belligérante.
Effectivement, le Traité de Sèvres n'a pas été ratifié et resté inachevé ; mais les obligations de la Turquie envers la République d'Arménie viennent non pas du Traité de Sèvres mais de l'arbitrage du Président Wilson qui, le 22 novembre 1920 a défini les frontières de l'Arménie.
En effet,
Il est important de remarquer que le traité de Lausanne détermine les frontières de la Turquie avec la Bulgarie, la Grèce, la Syrie et l'Irak , en conséquence, sont reconnus seuls les territoires qui se trouvent à l'intérieur de cette frontière.
Mis à part la frontière irano-turque, la seule frontière que le traité de Lausanne n'évoque pas est la frontière entre l'Arménie et la Turquie. Parce que celle-là avait déjà été irrévocablement définie par l'arbitrage sans équivoque et obligatoire du président des Etats-Unis, le 22 novembre 1920.
Puisque les territoires mis sous la souveraineté arménienne grâce à la décision arbitraire de Wilson n'ont pas été mentionnés dans le traité de Lausanne (29 novembre 1923) dans les frontières reconnues de la République de la Turquie, il s'ensuit que la délégation qui se présentait à Lausanne au nom de la Turquie a renoncé à ses droits sur ces territoires. Le deuxième paragraphe de l'article 16 du traité de Lausanne revalide cette vérité : « Les dispositions du présent article ne préjugent pas des dispositions spéciales découlant de relations de voisinage qui ont été, ou pourraient être conclus entre la Turquie et les pays limitrophes. ». En l'occurrence, l'« arrangement spécial » est l'arbitrage du Président Wilson.
Que reste-t il du Traité de Sèvres aujourd'hui ?
Juridiquement, ce qui subsiste et que le temps écoulé ne peut pas rendre caduc, c'est l'arbitrage du Président américain que le temps passé n'annule pas. Le droit international donne aux arbitrages internationaux un caractère définitif et obligatoire.
Aujourd'hui, les protocoles sur l'établissement et le développement des relations entre l'Arménie et la Turquie, font débat. Ils portent sur la reconnaissance des traités multilatéraux et bilatéraux, dont le Traité de Kars, et l'on voit en filigrane la volonté des dirigeants turcs de prévenir une fois pour toutes la menace de l'emploi par l'Arménie du Traité de Sèvres et de l'arbitrage du Président Wilson devant une cour internationale.
Toutes ces questions n'ont pas à être réglées à la hâte en contrepartie de la seule levée du blocus de l'Arménie ; bien au contraire, elles doivent faire l'objet d'examens approfondies de la part des dirigeants de l'Arménie et de la Diaspora afin d'aboutir à un accord juste et viable entre les deux pays.
On peut regretter que le Traité de Sèvres n'ait pas défini lui-même les frontières de l'Arménie, ; de même, on peut regretter que les pays partie de la Conférence de la Paix n'aient pas fait parvenir les armes et les munitions promises à l'armée arménienne alliée. Que les signataires de Sèvres ont, par lassitude ou par intérêt illusoire, abandonné l'Arménie prise en tenaille entre l'armée kémaliste et l'armée bolchévique. Si cela avait été le cas, la configuration de la région aurait probablement été différente.
Mais les faits sont les faits, et nul n'a le droit ni le pouvoir de les changer.
La géographie est têtue. Et nous avons appris dans la douleur que les traités, qu'ils soient bilatéraux ou multilatéraux sont immanquablement interprétés et appliqués par la force, et dans un contexte de rapports des forces.
Les droits inaliénables que le peuple arménien a gagnés avec son sang, ont été résumés dans les articles du Traité de Sèvres.
Sèvres est une leçon d'histoire que nous n'oublierons pas.
SEVRES - 12 avril 2010