La marche à la puissance turque trouvera ses limites
Par Frédéric Encel
L'émotion et la compassion sont une chose, la diplomatie en est une autre. Que la population turque soit choquée par le drame du Mavi-Marmara est logique et légitime. Que le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, fasse le matamore en multipliant ses habituelles outrances verbales à l'encontre d'Israël relève de la froide realpolitik.
Cette attitude vindicative traduit, depuis 2008 au moins (et non depuis le drame de la flottille !), la volonté de casser un partenariat turco-israélien qui, contrairement à l'idée en vogue, n'incarnait pas une longue alliance traditionnelle, mais un accord assez récent (février 1996) tranchant avec plusieurs décennies de rapports tantôt cordiaux (années 1960), tantôt glaciaux (années 1980), jamais excellents.
Ce divorce s'inscrit dans une profonde réorientation diplomatique menée par le gouvernement islamo-conservateur de l'AKP, dont l'objectif consiste à faire de la Turquie la principale puissance du Moyen-Orient. La stratégie servant cet objectif apparaît désormais clairement : rééquilibrer les relations entre puissances mondiales (d'où le fort rapprochement avec Moscou), éviter tout contentieux aux frontières (protocoles de Zurich en 2009 avec l'Arménie), mener tambour battant une politique panislamique (Syrie, Iran), enfin s'allier ponctuellement avec des pays émergents sur des dossiers d'ordinaire gérés par les cinq grands du Conseil de sécurité de l'ONU (accord entre Ankara, Brasilia et Téhéran sur le nucléaire iranien).
Dans ce schéma général, rompre avec Israël ne coûte presque rien - d'autres Etats équiperont tout aussi bien les avions turcs - et permet d'espérer conquérir un leadership dans les sociétés arabes à l'extérieur, tout en séduisant les couches ultraconservatrices montantes de la société turque à l'intérieur. Cette ligne emprunte tant à Atatürk qu'à une forme de néo-ottomanisme. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et plusieurs difficultés géopolitiques menacent cette montée en puissance.
En premier lieu, dans le monde arabe, Ankara va se heurter au double clivage arabe-perse et sunnite-chiite. Un pan-chiisme iranien agressif, doublé de la course à la bombe par Téhéran, effraie les Etats arabes sunnites, de l'Egypte à l'Arabie saoudite et de la Jordanie aux pétromonarchies du Golfe. Non seulement tous ces régimes recherchent et obtiennent une protection accrue des Américains et des Français (avec des bases aux Emirats), mais encore entretiennent-ils à l'endroit d'Israël une indulgence proportionnelle à leur sévérité vis-à-vis des deux groupes armés liés à l'Iran : le Hezbollah et le Hamas.
Toujours dans le monde arabe, l'Egypte de Hosni Moubarak refusera que la Turquie lui subtilise le leadership du monde arabo-musulman, statut symbolique mais prestigieux, brigué depuis au moins l'épisode Nasser. Là, Le Caire sait être soutenu par la Ligue arabe, frustrée qu'aucune des trois principales puissances militaires du Moyen-Orient ne soit arabe...
En deuxième lieu, c'est dans le sud du Caucase et en Asie centrale que la stratégie d'Ankara trouve d'ores et déjà ses limites. Car comment concilier une future alliance avec la Russie et l'Iran tout en ménageant la susceptibilité de l'allié traditionnel azerbaïdjanais, turcophone, turcophile et pétrolifère ? Bakou revendique en effet le Haut-Karabakh, perdu pendant la guerre de 1991-1994, territoire peuplé d'Arméniens dont il est invraisemblable que l'Arménie se dessaisisse - et exige du grand frère turc le maintien de son blocus frontalier contre Erevan.
Or, quadrature du cercle, l'Arménie est puissamment soutenue par la Russie, et par l'Iran en mauvais termes avec un Azerbaïdjan sans cesse plus proche des Etats-Unis et... d'Israël. En dépit d'une certaine proximité linguistique, les Etats d'Asie centrale préfèrent à la modeste Turquie les grandes puissances protectrices et/ou clientes que sont la Russie, la Chine et les Etats-Unis.
En troisième lieu, les partenariats ponctuels avec des pays émergents risquent de manquer d'efficacité, et surtout d'irriter l'OTAN. Ainsi de l'accord de mai 2010 autour du nucléaire iranien : in fine, ce sont bien les membres permanents du Conseil de sécurité qui trancheront, et manifestement dans le sens d'un quatrième train de sanctions contre Téhéran. Certes, un Conseil de sécurité réformé s'ouvrira à terme à d'autres membres permanents, mais la Turquie n'aura alors guère de chances face à des candidats autrement plus puissants ou représentatifs, tels le Japon, l'Inde, le Brésil ou l'Afrique du Sud.
Par ailleurs, si Ankara optait pour une stratégie par trop anti-occidentale (si tant est que l'armée laisse faire), ses alliés dans l'OTAN pourraient envisager sa marginalisation au sein ou hors de la structure. Car si la Turquie y fut prépondérante durant la guerre froide, elle pèse moins aujourd'hui, et Washington pourrait lui substituer l'Azerbaïdjan ou un Kurdistan irakien devenu indépendant.
Enfin, c'est au sein d'une opinion américaine déjà peu favorable à la cause turque - pour des motifs moraux (occupation du nord de Chypre, droits des Kurdes, refus de laisser transiter les GI vers l'Irak en mars 2003), ou par islamophobie ambiante - que se dresse un sérieux adversaire : la conjonction, sinon l'alliance, de deux puissantes diasporas, la juive et l'arménienne.
Depuis le milieu des années 2000, les lobbies pro-israéliens répondaient déjà moins aux appels d'Israël à exercer leur influence au Congrès américain en faveur de l'allié turc, avec pour résultat direct le vote sans précédent par la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants en octobre 2007, puis par celle du Sénat en mars 2010, d'une résolution demandant à la Maison Blanche de reconnaître le génocide arménien de 1915. Or les diatribes d'Erdogan renforceront la tendance au sein d'organisations juives sans cesse plus proches de leurs homologues arméniennes (marche commune de Boston, 2009). Si Washington reconnaissait officiellement le génocide, la Turquie accuserait une défaite lourde de conséquences.
En définitive, il faudra au pouvoir turc trouver plus et mieux que le commode épouvantail israélien pour poursuivre avec quelque espoir de succès sa marche forcée vers la puissance...
Frédéric Encel,
maître de conférences à Sciences Po Paris et à l'ESG