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Traduction Gérard Merdjanian - commentaires
Déjà, du temps de l'empire ottoman la diplomatie turque maniait ses interlocuteurs conformément à ses besoins malgré qu'il soit l'Homme malade de l'Europe. Un siècle plus tard, rien ou presque n'a changé si ce n'est que les rôles ont été inversés et que c'est l'Europe qui est devenu l'Homme malade de la Turquie. Il suffit pour s'en convaincre de voir les salamalecs exécutés par des dirigeants de Bruxelles face à la Turquie alors que les peuples d'Europe sont plus que circonspects sur le sujet. Sans compter bien évidemment les courbettes de Washington.
En attendant Ankara tire magnifiquement son épingle du jeu, touchant au passage plus de cinq milliards d'€ de subsides pour ses ‘frais' d'adhésion. [1]
On remarque au passage que malgré la crise économique des pays occidentaux, les subventions versées à la Turquie augmentent de près de 20% entre 2010 et 2011.
Le même scénario a été employé envers les pays musulmans en leur faisant croire que la Turquie est l'ami des Arabes, alors qu'elle a occupé leurs pays pendant des siècles, (touchant au passage le golfe d'Alexandrette - cadeau de la France), et que depuis des années elle est le bras armé des Etats-Unis dans la région, avec son alliée objectif Israël. Mais les coups d'éclat (Davos, convoi turc vers Gaza) masquent la réalité aidé en cela par le Secrétaire général de l'Organisation de la Conférence islamique (OCI), M. Ekmeleddin Ihsanoğlu.
Etant auréolé par les deux côtés, Recep Tayyip Erdogan va poursuivre dans sa voie. Mais courir en tête, ne signifie pas qu'il ne soit pas rattrapé par les ‘fantômes' de l'histoire.
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Peu importe comment l'islam orthodoxe résiste à la "pernicieuse influence occidentale", la mode des "Homme de l'Année" a atteint le monde musulman. Naturellement, le favori était le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui a été élu pour 2010 par les lecteurs de CNN arabe avec 74% des voix. (Ndlt : A noter que le second, le président syrien Bashar Assad, n'a recueilli que 20% des votes.)
Le choix de M. Erdogan dans cette catégorie n'était pas arbitraire, vu que le travail de la politique étrangère turque de ces dernières années a porté sur : Devenir un médiateur entre les mondes arabe et turque. Et il faut admettre que dans une certaine mesure, la Turquie a réussi. À cet égard, le grand moment pour M. Erdogan a été à Davos en 2009, quand il a quitté le Forum après un accrochage sur un plateau TV avec le président israélien Shimon Peres, concernant l'opération "Plomb durci". Comme vous le savez, M. Erdogan est devenu un héros national en Turquie, et il a immédiatement commencé une campagne antisémite. Par ce geste, Erdogan a fait d'une pierre deux coups : - il a montré aux Arabes que la Turquie ne sympathise pas avec son alliée de longue date, Israël, et soutient la cause palestinienne ; - et que la Turquie défend l'islam, en fait le Pantouranisme, ou pour être plus précis : l'ottomanisme, sans leur préfixe ‘néo'. La rhétorique anti-israélienne d'Ankara, ainsi que le soutien aux Palestiniens dans la bande de Gaza n'est pas dirigé contre Israël, mais vers les Arabes pour obtenir leur soutien dans la mise en place au Moyen-Orient d'une structure analogue à l'Union Européenne. Soit dit en passant, il y a des rumeurs comme quoi le Grand Moyen-Orient, une idée originale des Etats-Unis, peut encore être joué par Erdogan. C'est peut-être pourquoi Washington a faiblement réagi aux démarches anti-israéliennes et parfois anti-américaines d'Ankara.
On peut dire que M. Erdogan suit deux objectifs : - l'adhésion à l'UE et l'établissement d'une structure similaire au Moyen-Orient avec la participation de certaines anciennes républiques soviétiques. Il se pourrait bien que ces deux objectifs sont atteints dans les années à venir si le Parti Justice et Développement (AKP) reste au pouvoir après les élections de 2011. Il y a de fortes chances qu'il en sera ainsi. Naturellement l'héritage d'Atatürk doit être préservé, mais la Turquie, à l'exception d'Istanbul et d'Ankara, est encore un pays musulman dans son ensemble. Dans la partie centrale du pays, des gens vivent encore sous la charia et la situation actuelle ne devrait pas changer dans un proche avenir. L'expression immortelle de Rudyard Kipling "L'Est est l'Est et l'Occident est l'Occident, et jamais les deux ne se rencontreront", reste d'actualité. Et peu importe combien de fois la Turquie répètera au monde qu'elle est le carrefour des civilisations et un pont entre l'Orient et l'Occident ; un pays islamique est un pays islamique.
Toutefois, ces ne sont pas les deux seuls objectifs de la Turquie. Il y a encore deux énormes problèmes - les Kurdes et l'histoire ottomane.
En principe, la situation est déjà claire avec les Kurdes -, on leur a promis un Kurdistan indépendant, et tôt ou tard ils vont le mettre en place en empiétant sur quatre pays : Turquie – Iran - Irak - Syrie. Il est triste d'imaginer ce qui se passera dans la région, après : le conflit israélo-palestinien ressemblera un jeu d'enfant par rapport à la "lutte pour l'indépendance du Kurdistan".
Le second (l'histoire ottomane) est la plus douloureuse, car aucun dirigeant de la Turquie moderne n'est capable de changer l'histoire de l'Empire ottoman. Ce n'est pas seulement sur le génocide arménien, mais aussi sur les Chrétiens : Grecs, Assyriens, Chaldéens ou Syriens. Si les Jeunes Turcs n'avaient massacré que les Arméniens de Turquie, maintenant, cela serait beaucoup plus facile pour eux : une nation n'est pas deux ou trois après tout. En outre, des excuses du type "colonie russe", de toute évidence, ne correspondent pas ni aux Grecs ni aux autres Chrétiens. Aussi, c'est l'une des principales raisons du refus persistant de reconnaître le génocide arménien.
Si Erdogan est en mesure de résoudre au moins certains de ces problèmes durant son mandat, le titre qu'on lui a décerné sera justifié. Mais il aura beaucoup de mal car la mentalité ottomane ne le permet pas. Dans le meilleur des cas, Erdogan pourra tenter de devenir un second Nasser. La seule chose que lui et le reste des Turcs doivent garder à l'esprit est que les Arabes ne peuvent pas les supporter, et toutes les discussions sur la fraternité islamique ne sont qu'un moyen pour atteindre leurs propres objectifs, qui pour la plupart, sont assez différents.
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Garinée Ter-Sahakian – PanArmenian.net – Département Analyse
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Enveloppes d'aide de préadhésion, en millions d'euros | 2002 à 2006 | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 | Total |
- | 1249 | 497,2 | 538,7 | 566,4 | 653,7 | 781,9 | 899,5 | 935,6 | 5186,4 |
Augmentation annuelle en % | - | - | 8,2 | 5.1 | 15,4 | 19,6 | 15 | 4 | - |