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Traduction Gérard Merdjanian - commentaires
Que l'Arménie ait été classée pendant une vingtaine d'années parmi les pays ennemis potentiels, rien d'étonnant. Mais qu'Ankara ait pensé qu'Erevan présentait un danger sur le plan militaire, relève de l'absurdité, voire de la paranoïa.
Que l'Arménie ait couru au secours de ses compatriotes du Haut-Karabakh suite à l'agression de l'armée azerbaidjanaise et ait damé le pion à Bakou, a désagréablement surpris Ankara. Au point qu'en 1994, plusieurs divisions de l'armée turque étaient alignées le long de la frontière arménienne, et que sans l'intervention de l'OTAN, elles auraient franchi l'Araxe pour se diriger vers Erevan, distante d'une trentaine de Km.
Avec la signature de l'accord militaire arméno-russe de l'été dernier, il sera difficile pour Ankara d'agresser militairement l'Arménie sans être inquiété en retour par Moscou. Par contre soutenir militairement Bakou qui rêve d'en découdre avec les Arméniens, est un moyen détourné de mettre en œuvre sa stratégie.
Si l'Arménie et la diaspora arménienne présentent un danger, ce n'est pas sur le plan militaire mais politique, des droits de l'homme ou de la justice, en dégradant son image face à la communauté internationale. Il suffit de voir les simagrées des dirigeants turcs dans les organisations internationales quand il s'agit de faire passer ‘la pilule' du rapprochement avec l'Arménie.
Ce n'est pas demain, ni même après-demain que la Sublime Porte s'entrouvrira aux Arméniens. D'ailleurs quand on voit ce qu'il y a derrière, vaut mieux qu'elle reste fermée.
* Brève *
Extraits de la déclaration du président Obama en date du 23 Avril 2011.
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Nous nous souvenons solennellement des événements horribles qui ont eu lieu 96 années auparavant, résultant de l'une des pires atrocités du 20e siècle. En 1915, 1,5 million d'Arméniens ont été massacrés ou ont marché à la mort dans les derniers jours de l'Empire ottoman. J'ai toujours donné mon point de vue s ce qui s'est passé en 1915, et mon point de vue est que l'histoire n'a pas changé. Un accusé de réception complet, franc et juste des faits est notre intérêt à tous.
Tout règlement de comptes avec le passé constitue une base solide pour un avenir partagé, pacifique et prospère. L'histoire nous enseigne que nos nations sont plus fortes et notre cause est plus juste quand nous reconnaissons convenablement un passé douloureux et travaillons à la reconstruction des ponts de compréhension vers un avenir meilleur. Je soutiens les mesures courageuses prises par des individus en Arménie et la Turquie à favoriser un dialogue qui reconnaisse leur histoire commune.
(…)
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De nouveau le président Obama a failli à sa promesse de campagne de reconnaître le génocide des Arméniens en utilisant périphrases et circonlocutions. Une fois n'est pas coutume. Ses électeurs arméno-américains sont déçus, les électeurs turco-américains et la Turquie satisfaits. Le processus de normalisation arméno-turc, bien que moribond, a toujours bon dos. Quel magnifique paravent pour se cacher derrière.
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La notion militaire en Turquie et la menace turque
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En Octobre 2010 le Conseil de Sécurité National turc a modifié la Stratégie concernant la sécurité nationale, valable pour les cinq prochaines années. La Syrie, l'Iran, la Bulgarie, la Géorgie et l'Arménie ont été retirés de la liste des pays représentant une menace extérieure pour la Turquie. Israël a été classé comme ennemi "Potentiel". La Russie n'a pas changée de liste, malgré les relations chaleureuses sans précédents entre les deux pays dans la période récente, relations comparables seulement aux années 1920.
Jusqu'en Décembre 2007, la doctrine militaire de la République d'Arménie considérait la Turquie comme une "menace potentielle", document qui a provoqué qui en 2008, dans le cadre de l'expertise internationale, des accusations et des remises en causes par les experts de l'OTAN. Le classement de l'Arménie par la Turquie est purement déclaratif et fantaisiste, ce qui peut être facilement démontré par les nombreuses déclarations faites par de Hauts diplomates et responsables turcs quant à la détermination de la Turquie à soutenir l'Azerbaïdjan dans une éventuelle guerre contre l'Arménie. Aussi, nous examinerons cette question dans le contexte de la véritable conception militaire de la Turquie.
Avant l'effondrement de l'Union soviétique, le concept militaire de la Turquie était en grande partie de nature défensive et reposait sur des calculs d'une guerre menée avec des forces et des armes conventionnelles. Les questions relatives à l'utilisation d'armes nucléaires, étaient à la charge de l'OTAN et des États-Unis. Pendant la guerre froide, l'OTAN faisait valoir que l'armée turque était en mesure de tenir le terrain en cas d'attaque de l'armée soviétique ou du Pacte de Varsovie - avant la contre-attaque des forces alliées.
L'armée turque pensait pouvoir maintenir quelques temps l'ennemi à la frontière, avant d'effectuer une retraite ordonnée. Les experts américains étaient moins optimistes, selon les calculs de la fin des années 1950. Les Turcs auraient été rapidement refoulés vers Iskenderun (golfe d'Alexandrette). Malgré que ces calculs aient évolué au fil du temps, en 1990 l'état-major turc considérait toujours la sécurité nationale sur plusieurs fronts simultanément comme la principale préoccupation du pays.
Dans la première moitié de 1990, cette approche restait toujours de mise. En 1997, les stratèges militaires turcs en se basant sur les forces conventionnelles, ont estimé que la principale menace pour la sécurité du pays viendrait de pays comme la Russie, la Grèce, l'Irak, l'Iran et la Syrie, motivés par des revendications territoriales. L'ancien Ambassadeur de Turquie à Washington, Sukru Elekdag, dans son célèbre article "La stratégie militaire type deux et demie" qui explicitait la position du ministre de la Défense, a souligné que la Turquie doit planifier et se tenir prête à mener une guerre à grande échelle simultanément sur deux fronts différents (par exemple, contre la Syrie et la Grèce) et une guerre interne - contre les rebelles kurdes.
Selon ce concept, les forces armées turques ont été réorganisées, formées et armées, avec deux objectifs principaux :
les forces terrestres et aériennes devaient arrêter l'invasion des puissants blindés de l'Est (URSS/Russie) et du Sud (Syrie, Irak), puis passer à une défense en profondeur ;
l'armée et les forces internes (gendarmerie) devaient être prêtes à faire la guerre contre la guérilla, en s'appuyant sur les zones fortifiées avec une force d'intervention rapide et maniable. La flotte quant à elle devait contrôler le Bosphore. Ainsi, des forces armées nécessaires agiraient avec une mobilité tactique, tandis que la mobilité stratégique et la capacité de frapper derrière les lignes ennemies étaient considérées comme moins importantes. Evidemment, la guerre se déroulant sur le sol turc.
Jusqu'à récemment, l'élite militaire turque se rangeait derrière l'avis de Kemal Atatürk, à savoir : - que le destin de la Turquie est lié uniquement à l'Occident et que tenter d'accroître l'influence du monde musulman était considéré comme la volonté des islamistes, ce qui pourrait nuire à la vision pro-occidentale du pays. Cependant, au début de 1999, le ministère de la Défense a publié un guide officiel, "Livre blanc - Défense 1998", qui s'écartant de 70 ans de politique étrangère inchangée, considérait la Turquie comme étant un pays d'Eurasie, "ce qui nécessitait de maintenir et de développer les relations avec l'Occident et avec l'Orient". Le guide présentait également les grands principes de la politique militaire officielle de la Turquie :
1- Dissuasion. Organisation d'une force militaire capable de répondre aux menaces externes et internes.
2- Sécurité collective. Participation active dans des alliances et des organisations, internationales et régionales, et notamment dans l'OTAN et dans les cercles occidentaux.
3- Défense préventive. La capacité de détection d' "agressions" potentielles et mise en œuvre d'actions préventives.
4- Rétablissement de la paix. Aptitude à intervenir dans les conflits et à participer aux opérations de paix.
Ces articles viennent s'ajouter aux thèses de l'ancien chef d'état-major turc, Hussein Kivrikoglu, qui dans son livre "Guerre préventive" stipule que les forces armées doivent être prêtes à prévenir toutes menaces aux intérêts de la Turquie - avant qu'elles ne se produisent. Ainsi :
"Le concept global des années 2000 concernant les opérations nécessaires pour contrôler une zone où il y a un agresseur et le vaincre chez lui et aux abords du champ de bataille. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire d'avoir une armée avec une puissance de feu supérieure et des capacités de manœuvre importantes, de clarifier les points faibles de l'agresseur, de connaitre et d'identifier des cibles, de coordonner et d'utiliser efficacement les systèmes d'alerte, de maitriser le commandement et le contrôle des communications et de l'information, ainsi que de la guerre électronique."
Ainsi, même dans les documents officiels le commandement turc prévoit que les guerres futures se dérouleront à l'extérieur de la Turquie. En analysant ces éléments dans une revue faisant autorité de l'armée américaine ‘Paramiterz, un expert renommé dans le domaine des questions militaires turques, Michael Hickok, arrive à la même conclusion, à savoir : "Ankara a adopté un concept qui prévoit l'élimination des menaces hors de son territoire souverain. Les forces armées turques sont non seulement capables mais veulent agir en dehors de leur frontière."
"Ces objectifs sont extrêmement ambitieux et en partie déjà mis en œuvre par un programme de modernisation des forces armées turques. Retour en août 1998 ; en attendant la nomination du chef d'état-major de l'armée, le général Kivrikoglu souligne que : "le déploiement rapide de troupes dans les régions éloignées est vital pour les risques et les responsabilités que nous pourrions prendre pour nous-mêmes ; et de présenter ensuite le programme de modernisation, afin d'offrir la mobilité stratégique à la Turquie, par une action commune et une capacité à frapper au-delà des frontières du pays. La mise en œuvre de cette stratégie, selon le général Kivrikoglu conduira au fait que « l'armée turque aura de tels armements qui lui donneront un avantage sur l'ennemi sur l'arrière de son territoire. L'Armée de terre sera équipée de chars modernes, blindés et équipés avec les dernières technologies, et dotés de systèmes antitanks efficaces, soutenus par le biais de défense aérienne, ainsi que par des hélicoptères pour le transport de commandos ... de plus, un système de collecte d'information permettra à tous les niveaux d'identifier, de définir et de reconnaître les capacités de l'ennemi.
Sur la base de ces éléments et selon les estimations données par l'ancien Vice-ministre de la Défense, le général Arthur Aghabekian, le commandement de l'armée arménienne dispose d'informations suffisantes sur la doctrine militaire turque :
"Hormis l'Azerbaïdjan, la Turquie continue de faire peser une grave menace. Dans le concept militaire national de la Turquie, adopté lors en 1998, l'Arménie est considérée comme le deuxième adversaire probable, juste après la Grèce. Les autorités arméniennes actuelles considèrent les militaires turcs comme des "forces extrêmement nationalistes". En outre, la Turquie a été directement impliquée dans le conflit arméno-azerbaïdjanais. Elle a entrepris la restructuration, la préparation au combat, et d'une façon générale la formation des forces armées azerbaïdjanaises."
La réflexion stratégique de la Turquie a subi une transformation que même les analystes turcs et américains décrivent cela comme étant un nouveau programme ottoman. "Avec cette démarche, les analystes russes notent que ‘nous sommes témoins de la reprise rapide de la Sublime Porte avec toutes les conséquences qui en découlent." L'analyse du rapport présenté le 3 Décembre 1999 dans l'une des institutions de Washington par le ministre de la Défense turc, Hikmet Sami Turki, n'exclut pas non plus une invasion militaire directe de la Turquie dans le Caucase, en particulier en ce qui concerne le conflit du Karabakh.
Ainsi, la Turquie qui a repris le rôle de nouveau chef islamique d'Asie centrale vers les Balkans, est devenue plus dangereuse pour ses voisins et même plus, imprévisible pour ses alliés. Soyons réalistes, comme avant la Turquie menace l'existence même de l'Arménie. Par conséquent, tout changement dans la doctrine militaire de l'Arménie ne doit pas minimiser la menace turque, et se doit de développer encore plus clairement les défenses arméniennes et prévoir les stratégies de libération.
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Armen Ayvazian - Docteur en sciences politiques
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