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Traduction Gérard Merdjanian – commentaires
Il est toujours bon que cela soit dit par un étranger non-Arménien et de préférence citoyen d'un pays pro-Turquie, tels anglo-saxons ou nordiques.
Pour le lecteur ‘lambda' ce sera peut-être une demi-surprise, pour le lecteur averti, une redite. Si l'opinion publique a des idées précises sur un certain nombre de questions, révélées à travers les sondages, il en est de même des gouvernements, mais hélas elles sont rarement convergentes. Cela se voit notamment en Europe, où les peuples refusent l'entrée de la Turquie dans l'UE, alors que la majorité des dirigeants des 27 pays ne cessent de faire des salamalecs devant les dignitaires ottomans. L'inverse est d'ailleurs vrai. (Cf le sondage ci-dessous)
Ce n'est certes pas en fermant les yeux sur les dérives de la Turquie que l'on aidera ce pays à effectuer un réel virage démocratique. Passer de la pommade sur les divers dénis d'Ankara, et notamment sur le génocide des Arméniens, ne pourra qu'aggraver leur obstination.
A bien y réfléchir, une puissance régionale se suffit à elle-même, et si elle répugne à recevoir des leçons, elle ne se gêne pas pour en donner – Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce je fais.
* Brève *
Selon un sondage réalisé par la Fondation pour la recherche politique, économique et sociale (SETA), 73,9% de la population turque n'a pas de sympathie envers les Arméniens.
33,2% des personnes interrogées n'apprécient pas les Arabes contre 39% pour. 64,8% des Turcs n'aiment pas les Américains. 40% de la jeune génération est favorable aux Européens, tandis que 61% des plus âgés jugent négativement l'UE.
57,1% des personnes interrogées sont favorables aux azerbaïdjanais, 37% aux chinois, 31% aux iraniens, et respectivement 71,5%, 67% et 51,7% des personnes interrogées sont contre les Juifs, les Grecs et les Russes.
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Les Arméniens et les Juifs sont les plus mal lotis avec plus de 70% de rejet. Seuls les turcs azéris trouvent grâce aux yeux des turcs ottomans. La propagande d'Etat donne les effets escomptés.
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Les nombreuses complications sur la liberté ‘version turque' et l'absence de réelle liberté.
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La Turquie est souvent considérée comme un symbole de modernisme progressif - une démocratie musulmane à la porte de l'Europe. Mais les jeunes Turcs politiquement actifs avec qui j'ai parlé récemment à Istanbul, ont le sentiment que les libertés sociale et politique ne sont toujours pas une réalité dans un pays qui opprime encore sa population kurde, a une approche timide sur les droits des homosexuels et où le service militaire est encore obligatoire.
Alors que la Turquie a parcouru un long chemin depuis la révolution, les plaintes que j'ai entendues à Istanbul sont similaires aux frustrations exprimées par les militants arabes du Moyen-Orient. Celles et ceux qui ont des inclinations libérales ou progressistes en Turquie sont profondément frustrés par un establishment politique qui ne reflète pas leurs valeurs.
Hacer Ocak, une enseignante de 24 ans, a voté pour le Parti Républicain du Peuple (CHP) lors des dernières élections. Interrogée sur ses idées politiques, elle m'a dit qu'il n'est pas possible d'être ‘politique' en Turquie. "Vous avez trois possibilités – Le Parti Justice et Développement (AKP) de l'actuel gouvernement conservateur de Recep Tayyip Erdogan, qui pour moi représente l'ancien régime religieux ; le MHP, qui est le parti d'extrême-droite ; et le CHP, qui prétend représenter le centre-gauche, mais avec les dérives de plus en plus droitières. J'ai voté pour le moins mauvais par élimination."
La politique en Turquie est extrêmement divisée. Pelin, 28 ans, une dirigeante, n'a pas voulu me dire pour qui elle avait voté. "Cela peut détruire des amitiés. La Turquie n'est pas un pays libre. Vous votez en fonction que vous êtes ou non croyants, et le droit en Turquie est en face actuellement d'un énorme fossé. Les porteurs de mini-jupe jeunes détestent les porteurs de burkha, et vice versa. Les laïcs sont durement jugés par la population religieuse. La religion est un sujet sensible et est inséparable de la politique."
Quand j'ai posé des questions sur l'histoire politique oppressive de la Turquie dans le contexte actuel au Moyen-Orient - la répression et arrestations en Syrie et au Yémen - il est intéressant de noter que les gens étaient peu disposés à reconnaître le sombre passé de la Turquie ou tout simplement pas n'étaient pas au courant des brutalités de la dictature militaire des années 1980.
J'ai mis cela sur le compte d'un profond sentiment de fierté nationale transmis par les parents et par l'école. Il y a une forte réticence en Turquie à critiquer l'histoire de sa nation. C'est ce genre de fierté à œillères, qui a entrainé la Turquie à refuser absolument de reconnaître ou de présenter des excuses pour le génocide des Arméniens, perpétré il y a une centaine d'années.
Concernant le Moyen-Orient, les libéraux turcs pensent que participer à l'intervention militaire en Libye est intéressé et hypocrite. Peu de gens avec lesquels j'ai parlé étaient prêts à discuter de la situation en Syrie, en Libye ou en Egypte. "Nous avons nos propres problèmes à régler. Comment pouvons-nous penser à l'appuyer l'OTAN ou à envoyer des troupes, alors que dans notre propre pays nous avons une situation de répression politique qui n'est pas rendue public dans les médias turcs et est ignorée au niveau international ?" a déclaré Leyla Buyum, une militante pacifiste.
Elle faisait allusion à la situation dans le Sud-est du pays où la violence entre l'armée turque et les séparatistes kurdes - le PKK - a duré pendant des décennies.
Manifester n'est pas officiellement puni en Turquie, aussi protester n'est pas un danger comme en Syrie. Cependant, ce n'est certainement pas aussi simple que dans les pays européens. La police a tendance à réagir de manière trop zélée, comme on l'a vu avec l'utilisation de canons à eau contre les récentes manifestations d'étudiants à Ankara.
Mais sont-ce là des sujets spécifiques de protestation ? Le sentiment anti-gouvernemental est peu présent. Erdogan a réussi à prendre les rênes de l'économie, a noyer préventivement des sujets tabous comme la question kurde et semble destiné à être réélu en Juin lors d'élections reconnues comme étant libres et équitables.
La conscription est largement contestée par les jeunes turcs qui estiment qu'il représente un idéal archaïque militariste. "Pourquoi devons-nous faire l'armée ? Avec qui sommes-nous en guerre ? Si la Turquie veut vraiment progresser, la conscription doit être abolie. Et ils doivent accepter les Gay dans l'armée," a déclaré Yavuz Tuncay.
L'attitude envers l'homosexualité, la liberté religieuse, les droits des femmes et d'autres principes de liberté, est une référence importante de la démocratie sociale, et des sujets pour lesquels la Turquie doit continuer à lutter.
En quittant Istanbul, j'ai eu le sentiment que la Turquie, tout en ayant beaucoup progressé dans la dernière décennie pour s'imposer comme un pays en marche vers le progrès et l'avancée sociale, a toujours omis certaines questions que sa jeunesse a identifié comme étant en décalage avec les idéaux démocratiques.
Il est clair que le Turc dans la rue ne s'aligne ni sur l'Europe, ni sur le monde arabe, ni sur les Etats-Unis, en fait avec personne. Les Turcs se sentent très indépendante et très fiers de l'Etat créé par Atatürk en 1923.
Les pays étrangers continueront à choyer la Turquie pour des raisons stratégiques, ce qui peut renforcer le statut diplomatique d'Ankara. L'hypothèse selon laquelle la Turquie est en plein essor, voire même la démocratie entièrement mise en œuvre n'est pas encore tout à fait exacte, il est utile pour les grandes puissances, comme les Etats-Unis, de promouvoir cette idée.
Les soulèvements arabes ont réaffirmé l'importance stratégique de la Turquie aux puissances politiques de ce monde, et notamment les États-Unis, Israël ou les Etats arabes. Le pays occupe désormais une position privilégiée en tant que pivot dans les relations internationales Est-Ouest. La Turquie a joué un rôle central en Libye et a dénoncé fermement la Syrie. Elle agit comme une base avancée de l'armée américaine, un chien de garde sur les actions israéliennes et un membre potentiel de l'UE.
Le message à retenir est que la politique intérieure doit avoir une priorité plus élevée que la politique étrangère. De nombreux Turcs estiment que l'appartenance au Conseil de Sécurité des Nations Unies et le rôle de facilitateur pour les interventions de l'OTAN dans des conflits extérieurs, éloigne leur gouvernement des questions cruciales intérieures. Ils se sentent aussi que les louanges excessifs de l'étranger présentant la Turquie comme un modèle de réformes démocratiques, ne sont pas encore justifiés, voire contre-productifs - il y a encore beaucoup à faire. Ils espèrent qu'Erdogan aura la volonté de continuer à accorder plus d'attention aux attentes de ses concitoyens, aux droits sociaux, dans le cadre d'un élan continu vers une société plus libre et plus inclusive.
Joshua Surtees - Guardian