Traductions et
commentaires de Gérard Merdjanian
***
Commentaires
Le discours a
radicalement changé, les méchants d’hier sont les gentils d’aujourd’hui ;
après la pluie, le soleil ; après avoir soufflé le froid, voici le chaud.
Certes depuis quelques temps déjà, l’emploi de ‘génocide arménien’ sans son
sacro-saint préfixe ‘sözde’ (soi-disant) est autorisé que ce soit dans les déclarations ou dans la
presse. Mais comme l’article 301 du code pénal turc n’a pas été abrogé, des
procès ont toujours lieu si l’on porte
atteinte à l’honneur de la Turquie. On ne chasse pas facilement le naturel.
La Turquie persiste à
vouloir confondre les notions de culpabilité et de responsabilité. Les
dirigeants actuels ne sont pas coupables des actes commis par leurs ainés,
lesquels ont d’ailleurs été condamnés en 1919 par un tribunal turc(1). Dans le droit international, il existe le
principe de la continuité de l’Etat. De même qu’en France la Vème république
est responsable des actes commis sous le gouvernement de Vichy, la Turquie est
responsable des actes commis par l’empire ottoman.
Si 95% des historiens
à travers le monde s’accordent à dire que les événements de 1915 sont un
génocide, il est très peu probable pour ne pas dire plus, que les 5% restant,
turcs en majorité, aient raison. En fait, ce qui bloque les dirigeants turcs,
ce n’est pas tant que leurs ancêtres aient massacré tels ou tels Chrétiens
orientaux - exercice national des armées ottomanes, régulières ou irrégulières,
pendant des siècles -, mais que celui des Arméniens en 1915 soit qualifié de
génocide, lequel est un crime contre l’humanité et en tant que tel implique un châtiment.
Et c’est là que le bât blesse, car des réparations, la Turquie ne veut pas en
entendre parler, qu’elles soient financières, matérielles ou pire,
territoriales. Si Ankara entrouvrait la Sublime Porte de son armoire, ce sont tous
les cadavres pardon toutes les minorités, Kurdes en tête, qui présenteraient
leurs cahiers de doléances.
"Nous devrons proportionner le
châtiment, non au crime qui est grand, mais au criminel qui est petit".
(Victor Hugo)
***
Traductions
**
Une des dimensions les plus malheureuses de la question
arménienne en Turquie est que le débat politique national porte presque
exclusivement dans le cadre des tentatives occidentales de légiférer sur le
génocide.
C’est parce que le sujet est abordé au Congrès américain ou au
Parlement français que nous débattons de notre propre histoire.
Le résultat est souvent une réaction nationaliste : ‘Ils ont toujours tort et nous sommes
toujours dans notre droit’. Depuis, il existe une tension dans l'air, et
aucune tentative n'est faite pour
comprendre pourquoi le monde entier a une interprétation très différente de la
nôtre sur ce qui est arrivé aux Arméniens en 1915.
D’ici trois ans, la Turquie va se trouver face à un dilemme
similaire. Encore une fois, c’est la dynamique externe qui conduira le débat
national. La Turquie réagira probablement de manière acerbe et nationaliste face
aux tentatives occidentales à commémorer le centenaire du génocide arménien.
Que peut-on faire pour éviter une telle épreuve ? La réponse
évidente est de commencer à réfléchir dès maintenant aux relations
arméno-turques, avant que la pression du tic-tac de l’horloge entre en jeu.
Dans le cas contraire, un sentiment d'urgence et d'alarme domineront à nouveau
le débat national. Toute mesure prise à la veille de 2015 sera également perçu
par l'Arménie et la communauté internationale comme une tentative désespérée de
conjurer les accusations de génocide.
Au lieu de paniquer la veille cette date, le gouvernement
turc doit adopter à partir de maintenant une stratégie multidimensionnelle. La première dimension doit concerner l'ouverture
de la frontière avec l'Arménie. Ce doit être un geste unilatéral montrant
la bonne volonté turque, indépendamment du processus gelé des protocoles.
Comme on le sait, le Parti Justice et Développement (AKP) a
décidé de lier la ratification des protocoles (visant à une normalisation
complète avec l'Arménie) au conflit du Haut-Karabakh. Une telle politique a
pratiquement bloqué l'ensemble du processus depuis qu'il est devenu impossible
pour le président arménien Serge Sarkissian de convaincre son opinion publique
(et notamment les millions d'Arméniens de la diaspora) que la Turquie est
sérieuse au sujet de la normalisation des relations sans conditions préalables.
La décision turque de
poser une condition préalable à la normalisation avec l'Arménie relève de la
myopie. Toute tentative de ratifier les protocoles est systématiquement attaquée
par les milieux nationalistes pro-azerbaïdjanais de Turquie au motif qu'aucun
progrès n'a été fait dans le conflit du Haut-Karabakh. C'est pourquoi la
Turquie a besoin d'agir sans aucune référence à des protocoles. L'ouverture de
la frontière avec l'Arménie doit être présentée à l'opinion publique turque comme
l'initiative de la Turquie et montrer que Ankara veut créer une dynamique pour
la normalisation des relations avec l'Arménie et ce faisant, réaliser une
percée sur l'avenir du Haut-Karabakh.
La deuxième dimension de la stratégie turque avant 2015
devra être de parler de 1915 dans le cadre de ce que le ministre des Affaires
étrangères, Ahmet Davutoglu, appelle "la mémoire équitable."
Davutoğlu veut rapporter ce qui s'est passé en 1915 dans le cadre plus large
d'une catastrophe humanitaire provoquée par l’effondrement de l'Empire ottoman.
En plus des souffrances arméniennes, il veut se référer à des pertes turques
dans les Balkans et au Caucase, où des millions de musulmans furent tués ou
arrachés à leurs terres avant et pendant la Première Guerre mondiale, les
pertes à Gallipoli et à Sarıkamış étant "notre tragédie commune."
Davutoğlu semble prêt, comme il a indiqué à un groupe de journalistes turcs la
semaine dernière, à montrer de l'empathie pour les événements de 1915 tant que
le contexte est défini comme un cadre plus large d'une «tragédie partagée», où
il y aurait aussi l'empathie arménienne pour pertes turques.
Bien que problématique, il s'agit d’un pas dans la bonne
direction. Parler d'une tragédie commune est mieux que de nier ce qui est
arrivé aux Arméniens en 1915. Cependant, une chose doit être claire : cela n’est pas une excuse officielle turque
pour la tragédie de 1915 (pas besoin d'appeler cela un génocide), semblable
à celui que le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a déclaré pour Dersim il y
a quelques mois, un tel récit sur «la mémoire juste» tombera dans l'oreille
d'un sourd.
C’est peu probable de s'attendre à ce que l’Arménie fasse
preuve de beaucoup d'empathie pour les pertes turques. Après tout, l'Arménie et
les Arméniens ne sont pas responsables de l'agonie turque à Gallipoli, dans les
Balkans sous tutelle ottomane ou des pertes au cours de la Première Guerre
mondiale. Pourtant, il est impossible de nier le sentiment turc sur la
responsabilité de la tragédie de 1915. Ce que la Turquie appelle la déportation
ou le déplacement des Arméniens peut très bien avoir été en réaction à un
sentiment de menace perçu comme étant le nationalisme arménien. Oui, les
Arméniens ont aussi tué des Turcs. Mais "la mémoire juste» exige aujourd'hui
un regard honnête sur l'Anatolie. Nous
ne pouvons pas aujourd'hui nous contenter sans aucunes excuses de l'absence
totale des Arméniens en Anatolie orientale. Commençons à penser à 1915 et
ce qui peut être fait en vue de 2015 avant que d'autres commencent à penser
pour nous.
ÖMER TAŞPINAR - Zaman
***
A la fin de l'ère Sarkozy, le ministre des Affaires
étrangères turc, Ahmet Davutoglu, avait
décrit la politique entre Ankara et Paris comme «cauchemardesque».
La France, nous l'espérons du moins, a abordé une nouvelle
façon de penser, tout en reconnaissant qu'une approche différente de la Turquie
renforcera son statut de puissance dans l'UE, tandis que la Turquie avec
l'administration du président François Hollande peut trouver une contrepartie
amicale et suffisamment bienveillante pour résoudre certains problèmes clés
entre les deux nations.
La question la plus importante qui a existé entre les deux
capitales, empoisonnant les relations, c'est le sort tragique des Arméniens en
1915. L’ex-président Nicolas Sarkozy était personnellement engagé pour verser
du sel sur la plaie ouverte, calculant froidement la réaction de la Turquie, et
insistant sur une loi pénalisant la négation du génocide arménien. Il a subit
un échec, en voulant pousser la constitution française dans la mauvaise
direction. Des questions demeurent : qu’en est-il de la douleur des Arméniens
dans le monde entier, de la liberté d'expression, ou du désir des Turcs d'adhérer à l'UE ? Probablement
toutes aussi importantes les unes que les autres.
La nouvelle ère sous
Hollande envoie des signaux mixtes, pendant que la Turquie continue de
mener une recherche, au ralenti, sur les moyens de faire face à cette partie
horrible de son passé. Le ministre des Affaires étrangères français, Laurent
Fabius, a déclaré après sa rencontre avec M. Davutoğlu qu'il n'y aurait aucune
tentative pour raviver la loi sur les
dénis de génocides. Toutefois, d'autres sources laissent à penser que le
président Hollande n'est pas en total accord avec cette position. Suite à des
contacts avec certains organismes influents de la diaspora, il a promis que la
question restera à l'ordre du jour de la France.
Si la position de Hollande est telle que rapportée, cela engendrera
des maux pour la simple raison que, ce que Sarkozy a essayé de faire a poussé
la Turquie à se mettre en mode défensif, comme il est de règle pour l’AKP qui
est en mode de recherche constante. Les
leçons de cette période sont claires : Si vous voulez le bien de la Turquie, ce
n'est absolument pas le chemin à suivre.
Hollande est assez intelligent pour comprendre cela, mais il
sait aussi que beaucoup de ses camarades de premier plan dans l'UE - dans les
deux camps socialistes et chez les Verts - sont restés plutôt ferme sur les
aspects positifs de l'AKP, l’emportant sur les aspects négatifs du passé. En
d'autres termes, ce n’est pas tant de punir
la Turquie pour la négation du génocide qui est important mais la façon dont
l'Etat turc sera aidé pour venir à bout de ce problème, avec des excuses, des
regrets ou quelle que soit la réponse appropriée, concernant les crimes commis
par la junte militaire de l'Empire ottoman. La manière de se comporter montre
la différence entre le cynisme et la démarche amicale.
Le mode de recherche d'Ankara est indéniable, Davutoğlu l’a
réaffirmé lors de sa visite à Paris. Sur le chemin du retour, il a profondément
étudié la question en envoyant des signaux à Paris. Voici ce qu'il a dit :
"Primo. Je
souhaitais vraiment que les protocoles [entre la Turquie et l'Arménie] soient mis
en œuvre ! Mais ... c’était l'équilibre dans le Caucase qui l'a empêchée. Si l'Arménie avait été en mesure de se
retirer d'un seul des sept districts qu'elle occupe dans le Karabakh, la
frontière aurait été ouverte. J'avais convaincu le président azerbaïdjanais
Ilham Aliev pour ce faire. L'Azerbaïdjan aurait également ouvert sa frontière.
Je le regrette amèrement, parce que nous étions tous sur le point de réussir.
J'avais demandé au président Serge Sarkissian: "Retirez-vous d'un seul [district] et Erevan sera la plus belle
ville dans la région. C’est l’avantage d'être un voisin de la Turquie."
Il ne pouvait pas à cause d’obstacles internes. Mais la proposition est
toujours valable et les conditions de mise en œuvre peuvent reprendre. Nous
recherchons, nous savons que cela allégera le fardeau de 2015.
Deusio, nous
recherchons un nouveau langage de communication. Nous mettons en place de
nouvelles relations, différentes, avec la diaspora. Nous devons nous asseoir et
parler. Notre objectif est de briser la
glace. Maintenant, il y a et y aura quelqu'un qui s'assiéra en face des
Arméniens et les écoutera. Je ne suis pas un ministre des Affaires
étrangères qui les garde en leur disant : «non, il ne s'est rien passé en 1915».
Tercio, nous nous
préparons de nouveaux messages concernant 2015. Nous sommes à la recherche d'un
nouveau langage autour du terme «mémoire juste». Je travaille également sur un
nouveau livre sur l'histoire ottomane. Je n'appelle pas cela un génocide, mais je
ne dis rien quand quelqu'un d'autre dit que c'en est un."
Ce ne sont pas des nouveautés qu’exprime Davutoğlu. Quoi qu’il
en soit, c’est un exemple de recherche, mais cela n'aurait pas de sens si Paris
continuait la méthode Sarkozy.
La clé réside dans la coopération entre la "nouvelle"
France et la "nouvelle" Turquie. Comme l’avait déclaré Alain Juppé, l’ancien
ministre français des Affaires étrangères, les deux gouvernements peuvent
faciliter les pourparlers exploratoires par la création d’une commission d'historiens indépendants, dans le but de
guider la Turquie à trouver la paix avec les événements de 1915. Après
tout, la France est le pays d’Europe avec le "pouvoir protecteur" le
plus grand vis-à-vis de l'Arménie, et elle entretient des relations approfondies
avec la Turquie. Un autre moyen serait en effet de nous aider à surmonter les
obstacles nauséabonds, et les nombreuses décennies purulentes de honte et de
déni enterrés.
YAVUZ BAYDAR - Zaman
***
*
Extrait de Todays-Zaman